« Vivre de l’Esprit » : c’est ce à quoi nous avons été appelés le jour de notre baptême. Appelés à naître à un nouveau rapport au monde et aux autres, à un changement de paradigme (ou de logiciel) pour un devenir qui ne soit pas une simple répétition du passé. Donc à une nouvelle identité.
Voilà quelques semaines, dans mon nouveau pays, le Maroc, j’ai ressenti une très forte émotion en visitant un centre de formation pour jeunes handicapés dont la vie était pratiquement barrée. Ce centre est le seul existant dans ce pays et remarquable : il donne à ces jeunes un futur. Son nom : Amnougar. Ce centre est situé là où j’habite, dans le Grand Sud, à l’entrée du désert. Plus exactement, à une dizaine de kilomètres en direction de la Mauritanie, accessible seulement par une piste. La Province de Ouarzazate a autorisé la construction de ce centre, là où exista autrefois une mine, avec le grand avantage d’y trouver un puits toujours accessible pour y puiser l’eau : la vie y est possible. Là, 38 jeunes handicapés légers, garçons et filles, sont pris en charge pour apprendre un métier et, ensuite, vivre de ce métier, c’est-à-dire pour acquérir leur indépendance. Quatre ateliers : couture, menuiserie, ferronnerie, cuisine. À la fin des deux ans de formation, un diplôme et, surtout, du matériel pour commencer leur activité professionnelle.
Alors, dans cette région relativement pauvre où le risque est que les familles abandonnent l’enfant handicapé dans une arrière-cour de la maison en terre, alors, oui, ils sont sauvés ! Une douzaine de personnes en majorité des Marocains encadrent dans un très grand dévouement ces jeunes qui y résident toute l’année… J’allais oublier : c’est une franciscaine, Francesca, qui, il y a 15 ans, avec quelques autres chrétiens en coopération avec des Marocains, a pris l’initiative de créer ce centre dans le cadre d’une association. Autrement dit, grâce au don que des hommes et des femmes font de leur temps, de leur travail et de leur patience, ce centre permet de rendre libres des jeunes, de devenir un jour et malgré leur handicap, eux-mêmes, et de trouver le bonheur de vivre !
En revenant de ma visite sur la piste, dans ma voiture me ramenant chez moi, en repensant à tout ce que j’avais vu et entendu, en prenant donc de la distance, une idée m’a traversé l’esprit comme une évidence : ce centre, avec tout ce qu’il implique, est une manifestation de « la présence réelle ».. L’exégète Xavier Léon-Dufour le dit très bien dans son livre Le partage eucharistique selon le Nouveau Testament (paru au Seuil, lire p. 287 à 342) : célébrer l’eucharistie n’a de sens que si celle-ci est reliée à l’amour fraternel vécu dans l’action.
Toujours sur la piste vers ma maison, cette phrase de Jésus m’est revenue à l’esprit : « là où vous serez deux ou trois, je serai ». Cette autre phrase : « Ce que vous aurez fait au plus petit d’entre vous, c’est à moi que vous l’aurez fait ». Enfin cette dernière phrase : « Aimez-vous les uns les autres ».
Dans un regard de foi, dans l’esprit même de l’évangéliste Jean, je me suis dit que, dans ce centre de formation d’Amnougar, ces hommes et ces femmes, jeunes et adultes, au-delà des frontières de langues et de religions, vivent dans le partage la rencontre avec le Ressuscité.
Dans ce cas concret d’un centre de formation en plein désert, il s’agit d’« agir ». Et « agir » c’est « être », c’est « exister » dans l’action, c’est vivre de ce fameux « Esprit » dont on parle si souvent dans nos prêches. C’est « interpréter » la réalité dans tous les sens du verbe, c’est-à-dire « voir », « décoder », mais aussi « transformer » la réalité pour une humanité nouvelle où la justice règnera, pour un réel qu’est, aujourd’hui, au cœur de notre action, déjà, la « résurrection ». Les mots que je mets volontairement entre guillemets prennent alors sens à partir d’une réalité ; dans un regard de foi, ils révèlent et donnent sens à un « réel » dans le concret de la vie….
Dans cette terrible catastrophe sanitaire, lorsque nous voyons la mobilisation et le dévouement exceptionnels des soignants, mais ceux aussi d’autres métiers, lorsque nous voyons aussi la solidarité s’organiser au sein de la population vis-à-vis notamment des plus fragiles, nous pouvons interpréter (décoder) un « réel » qui transforme les acteurs de cette tragédie en leur révélant d’une manière encore plus évidente ce qu’est « l’humain » - ce que nous avions tendance à oublier dans une société dite post-moderne - un réel qui les sauve en faisant d’eux des hommes et des femmes « vivants » (St Irénée). Ce « réel » me rappelle cette phrase de Paul : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ ».
Le confinement impose la fermeture des églises ; je parle des bâtiments. Et alors ? L’ « Église », peuple de Dieu, l’ « Église » née avec Adam (comme le dirent des Pères de l’Église), l’ « Église », cette humanité en marche que décrit si bien l’Apocalypse, est à vivre aujourd’hui dans la solidarité avec les hommes et les femmes du monde entier (relire le texte de la Pentecôte : parler ensemble, mais dans des langues différentes) en faisant face à l’ennemi commun, le Covid-19.
Avec Jésus, en tournant le dos à l’Ancien Testament, il s’agit de passer ici précisément du culte à la personne. Dans des actes concrets, en vivant de l’ « Esprit » à travers la solidarité, c’est vivre « l’Incarnation ». L’important ce n’est pas d’abord les prières, les cantiques et les incantations plus ou moins magiques, c’est exprimer une parole qui s’appuie sur des actes (« le Verbe s’est fait chair ») et leur donne sens.
Autrement dit, il ne s’agit pas que les chrétiens restent muets et s’enferment dans le culte ; mais qu’ils trouvent là où ils peuvent être entendus les mots d’aujourd’hui, les mots pouvant être compris par tous les hommes et toutes les femmes au-delà des différentes frontières qui les séparent, les mots qui disent ce « réel » de l’espérance en un Dieu, en ce Dieu de Jésus le Christ qui passe par l’autre (Paul Ricœur) dans des actes d’amour et de fraternité. En ce Dieu qui transforme le monde en ouvrant de nouveaux chemins d’humanité et sauve l’homme en lui permettant de devenir lui-même !
Autrement dit, en prononçant les mots révélant dans ses actes une Église prophétique qui annonce à tous la bonne nouvelle, celle de l’Espérance.
Comme il est dit dans la Genèse, c’est la parole qui crée le futur possible. Nous sommes au commencement.
Que les communautés « porte-paroles » du peuple de Dieu se mettent à l’écoute du monde, entendent « le cri des sangs » (une expression dans la Genèse lorsqu’Abel est assassiné par Caïn, comme nombre d’hommes et de femmes aujourd’hui le sont par le Covid-19), et prennent la parole pour permettre à chacun et chacune, croyants ou non-croyants, de « lire » dans les événements - c’est-à-dire de « comprendre » à travers eux - que l’amour en acte aura le dernier mot. À l’image d’ailleurs du pape François qui, récemment, a choisi un langage universel pour s’exprimer, en sortant du Vatican et en allant à la rencontre des gens dans les rues de Rome..
« L’eucharistie est, par nature, un acte contestataire », précise dans son livre déjà cité Xavier Léon-Dufour ( 342). Ce « langage », comme il le dit à propos de l’eucharistie, nous renvoie à des actes remettant en cause un ordre injuste – Dieu conteste cet ordre – et, en même temps, préfigure un ordre nouveau, la « Jérusalem céleste ».
Selon l’évangéliste Jean, lors de son « Adieu », Jésus a dit à ses disciples qu’il leur enverrait l’ « Esprit de vérité ». En agissant dans l’ « Esprit », c’est-à-dire en nous nourrissant du « pain de vie » qui est le partage, ne contestons-nous pas fondamentalement une organisation mondiale politique et économique qui, face au Covid-19, se révèle fatale à l’Homme, à ce qui est profondément « humain », dans son devenir ?
Encore une fois, il s’agit de vivre un commencement (une genèse).
Aujourd’hui, plus que jamais, l’amour porte le nom de fraternité.
Daniel Duigou, auteur de Jésus, un homme libre, publié aux Presses de la Renaissance